Je reproduis ici l'article de Belinda Cannone, paru dans le Sud-Ouest de ce jour, 13 mars 2021. Ne m'en veux pas, Belinda, mais ton article correspond si bien à ce que Sylvia et moi pensons de cette danse ! J'espère que nos chemins - et nos regards - se croiseront et que tu accepteras mon invitation !
Tango,
une danse de la relation
BELINDA CANNONE
ROMANCIÈRE ET ESSAYISTE
Ce mois-ci nous fêtons les cent ans de
la naissance d’Astor Piazzolla – tandis que l’interdiction de danser le tango,
elle, a un an. (Vous pensiez qu’avec une telle amorce je n’allais pas évoquer
la pandémie ? Mais il est quasiment impossible de parler du monde comme il va
sans y faire référence, au moins un peu.)
Le
Sud-Ouest a quelques liens avec le tango argentin. Je pense bien sûr à « La
Chanson de Jacky » dans laquelle Jacques Brel se moque de lui-même, des femmes
vieillissantes (passons), et aimerait tant être une heure, une heure seulement,
beau, beau, beau et con à la fois : « Même si un jour à Knokke-le-Zoute/Je
deviens comme je le redoute/Chanteur pour femmes finissantes/ Même si je leur
chante « Mi Corazón »/ Avec la voix bandonéante/D’un Argentin de Carcassonne… »
Mais
il y a aussi Toulouse, ville de naissance du grand chanteur de tango, Carlos
Gardel, qui
y
vit le jour en 1890, d’une mère repasseuse et d’un père incertain. Dès qu’il
eut trois ans, la
dame
s’installa en Argentine où de nombreux Européens allaient alors tenter leur
chance. « El Francesito », comme on le surnommait à Buenos Aires, retourna à 33
ans en Europe, où il allait contribuer à l’expansion de la tangomania. Représentant
par excellence du tango chanté, à la différence de Piazzolla qui était avant
tout musicien et ne se préoccupait pas de danse, Gardel introduisit dans cet
art un registre sentimental porté par sa voix de velours, de sorte que son
tango canción incarna à la perfection cette « pensée triste qui se danse »,
selon la célèbre formule du poète Enrique Santos Discépolo.
En
ces temps de distanciation physique (et donc pour moi, tanguera, de grande
frustration), j’aimerais me consoler en évoquant cette danse étonnante qui
repose à la fois sur une complexité vertigineuse et sur le principe de l’improvisation.
Ces deux traits ne peuvent coexister que parce que le tango s’appuie sur une extrême
écoute mutuelle et sur la proximité physique – ce que les danseurs nomment la connexion.
Lorsque
dans la milonga (ainsi nomme-t-on le bal de tango), les danseurs se rejoignent
sur le parquet, leurs bras se lèvent doucement et ils se prennent dans les bras
– ils s’embrassent, étymologiquement. D’où le terme argentin, adopté par les
Français : l’abrazo. Dès qu’on entre dans l’abrazo, on devine quelque chose de
son partenaire, car la façon d’accueillir un autre corps, de le tenir, d’aimer
plus ou moins l’embrassement, révèle une forme de bienveillance charnelle et,
au-delà de la sensualité, elle indique confusément une qualité de relation avec
les frères et soeurs humains en général – une hospitalité. C’est pourquoi l’abrazo,
tout en étant l’élément le plus important de la danse, ne s’apprend pas
vraiment.
J’ai
été frappée, depuis le début du siècle, de constater que cette danse s’était
répandue sur toute la planète : on la pratique jusqu’à Pékin… Effet de mode, me
dira-t-on. Mais je crois que cette danse est aussi un magnifique antidote à nos
existences gelées par la virtualité. Devant nos écrans, au travers des réseaux
sociaux, nous vivons dans une intimité illusoire. On s’y exhibe, cherchant
confirmation ou approbation de la valeur de ce qu’on vit, en oubliant que l’expérience
intime ne se réalise véritablement que dans le sensible, en présence des corps
(et par la parole).
Les
instruments numériques se contentent de mimer cette présence et cette
proximité.
Dans
le tango, au contraire, on franchit l’espace de rigueur dans les interactions
quotidiennes,
on
accole son corps à celui d’un étranger et on se met à l’écouter passionnément, pour
donner naissance à une oeuvre d’art éphémère. Quelle autre situation, mis à
part l’étreinte amoureuse, nous place dans une telle proximité charnelle ?
Pourtant la sensualité n’est pas la seule qualité du tango. Outre le plaisir primitif
de faire bouger rythmiquement son corps, la connexion très intime qu’on y
pratique est avant tout témoignage d’une attention et d’un accueil. C’est
pourquoi je dis que cette danse est une des plus belles manifestations de notre
être en relation. Une anecdote révélera cette nature profondément relationnelle
du tango. Mon prof (car il faut tant d’années pour apprendre), avec qui je l’assure
j’avais des relations sans ambiguïté aucune, me dit un jour pendant un cours :
« Tu as bien dansé mais… » Connaissant mon défaut je l’interrompis : « Mais je
ne respirais pas ? » Il acquiesça. Je protestai : j’y avais pris garde pourtant.
« Sans doute, mais tu vois, moi, je respirais pour toi. »